Ma classe de 9ème, L’année Noire
Ce fut une année pleine d’épreuves dures pour toute la famille, nous sommes en 1955, j’étais en classe de 9ème en tout début d’année scolaire. Mon frère Mahmoud-Azmi qui travaillait comme journaliste, je pense que c’était au « journal d’Egypte », avait été recruté par les services de renseignements égyptiens. Je ne sais quelle mouche l’avait piqué pour accepter de travailler pour ces gens, lui qui avait débuté sa carrière sous le règne du feu Roi Farouk, et qui avait côtoyé les grands de la nation. Peut être que c’est l’illusion de la gloire ou le syndrome de l’agent secret qui l’avait fait tomber dans l’escarcelle de ces monstres sans foi ni loi qui ne connaissent aucune barrière morale ou religieuse ni aucun sens de l’honneur. Ils lui ont fait suivre un stage de commandos pour le former aux techniques de combats, et d’autres formations qui s’imposent dans ces cas. Il avait infiltré un important réseau d’espionnage israélien en Egypte, piloté de l’étranger. Il était obligé de voyager souvent. Je suis désolé de ne pas connaître tous les détails, mais il faut comprendre que je n’avais que neufs ans à l’époque, et mon père était le seul à être au courant avait totalement occulté cette affaire pour protéger sa famille et son fils et de part son caractère c’était une tombe quand il s’agît de secret. D’après ce que j’ai pu retenir est qu’un désaccord est survenu entre mon frère et sa hiérarchie à propos d’un voyage qu’on lui demandait d’effectuer pour filer un dénommé Rouchdi Alchawa qui partait pour Athènes où il devait rencontrer une personnalité Israélienne. Mon frère avait une objection, cette filature risquait de le démasquer en tant qu’agent infiltré aux yeux du réseau et mettait sa vie en danger. Résultat, sa hiérarchie au sein du service de renseignements égyptiens, a estimé que mon frère s’était rendu coupable d’insubordination, son chef a décidé de le soumettre à la punition corporelle, il fut donc fouetté. J’ai le souvenir d’un soir, mon frère et de mon père en conciliabule à voix basse, dans la chambre de mon frère, quand je suis rentré dans la chambre de mon frère que j’aimais beaucoup. Ils m’ont dit de sortir de la chambre, mais j’avais eu le temps d’apercevoir que le dos de mon frère était couvert de stries ensanglantées c’était les marques du fouet. La femme de mon frère qui était enceinte était dans sa famille au Caire, mon frère, quant à lui, devait voyager à l’aube. Je suis allé me coucher et le lendemain quand je me suis réveillé, mon frère était parti et je ne l’ai revu que 17 ans plus tard, à Paris.
Mon père qui était journaliste et propriétaire du journal Itihad el-Charq, avait un bureau au centre ville, ce bureau se trouvait au n° 12 rue Mahmoud Pacha El Falaki, au premier étage de l’immeuble appartenant au Comte Miguel Debanne, dont les armoiries où figuraient trois mouches alignées ainsi qu’une couronne, étaient sculptées sur le mur dans le hall de l’immeuble. Cet immeuble faisait l’angle avec le boulevard Saad Zaghloul, une position stratégique du centre ville. A l’origine le bureau était constitué de quatre grandes pièces, dont j’ai le souvenir, depuis avant la révolution, quand mon père le partageait avec Monsieur Elie Politi qui était propriétaire du journal « l’Informateur Financier et Commercial » tandis mon père était le correspondant du journal « El Balagh », journal officiel du parti Wafd. Mon père offrait l’hospitalité de son bureau à Fouad Serag-el-din Pacha, pour l’utiliser comme son bureau quand il se trouvait à Alexandrie. Celui-ci était un des ténors du parti Wafd et ancien ministre de l’intérieur du gouvernement de Nahas Pacha, sous le règne du feu Roi Farouk que Dieu l’ai en miséricorde. Il y avait aussi à l’étage deux grandes pièces de bureaux des deux frères architectes les Frères Thabet, dont l’un s’appelait Ali Thabet. C’était des gens discrets sérieux et de très bonne famille. Mon père occupa seul ce bureau depuis la cessation de son ami Elie Politi d’exercer le métier de journaliste au journal l’informateur, lequel journal, il avait également cédé à mon père suite aux problèmes qu’il avait eu avec le fameux tribunal de la révolution qui l’avait déchu de sa nationalité égyptienne par décision du 3 juin 1955. Au rez-de-chaussée, il y avait des locaux commerciaux tout au tour dont la fameuse Pharmacie Matta qui occupait l’angle avec le boulevard, juste sous l’ancien bureau de mon père. Elie Politi était un juif arrivé de France vers la fin des années 20 du siècle dernier. Il était totalement désargenté quand mon père l’avait connu, mais c’était quelqu’un de brillant. C’était vers cette époque que mon père fit sa connaissance, il lui avait trouvé un travail pour lequel il fut payé 6 riyals équivalant à une Livre et 20 Piastres. Le terme riyal était utilisé pour désigner la somme de 20 piastres que moi-même avait connu et utilisé dans mon enfance. Selon les dires de mon père ce montant lui permettait de se nourrir, de s’habiller, de payer son loyer et même de faire des économies. Il fonda L’informateur Financier et commercial journal hebdomadaire qui paraissait en langue française. Quelque temps plus tard, il a travaillé puis à la Banque Egyptienne du Commerce et très vite il grimpa les échelons et devint le directeur de la banque. Il devint rapidement très riche et accéda au conseil de l’administration de la banque dont il posséda les trois-quarts des actions. Cet autodidacte fut certainement un homme travailleur et surtout très intelligent. Il fut également promoteur immobilier et aida au développement de la nouvelle ville de Moqattam près du Caire mais aussi la station balnéaire de Maamoura à l’est d’Alexandrie limitrophe du palais de Montazah. Il s’était associé également avec Mahmoud Abou El-Fath pour la création du journal El-Masry qui fut un journal politique très influent durant les années 40 et 50.Mahmoud Abou El-Fath fut le rédacteur en chef de ce journal auquel étaient associé de grands noms de journalistes tels que Simon Baranes. Ce journal fut fermé par les autorités du coup d’état en 1954. Mais malgré cette ascension sociale fulgurante il garda une amitié sans faille pour mon père. Quand il fut déchu de sa nationalité égyptienne, je ne sais pour quelle raison, peut être pour saisir sa fortune car il a été mis sous séquestre ou pour d’autres raisons car il faut signaler que son associé Mahmoud Abou El-Fath avait été déchu auparavant de sa nationalité égyptienne en septembre 1954 et qu’il fut jugé par contumace pour trahison. Plus tard, Elie Politi fut expulsé d’Egypte ainsi que sa famille en 1956 à la suite de la guerre de Suez. Ils s’étaient rendus en France pour s’y établir et nous n’avons plus eu de leur nouvelles. Je n’ai pas de souvenir personnel de Monsieur Politi mais mon père disait toujours du bien de lui mon mes seuls souvenirs de lui étaient les jouets qu’il me faisait parvenir quand j’étais enfant. Quand j’ai quitté l’Egypte en 1970 je me suis établie en France j’ai recherché leurs coordonnées, j’ai appelé et c’est madame Politi qui m’avait répondu, je m’étais présenté, elle avait reconnu mon nom elle fut contente d’avoir des nouvelles d’Egypte mais s’excusa de ne pas pouvoir me recevoir car son mari était décédé et qu’elle-même était d’un âge très avancé. Oh combien j’aurais aimé écouter ses souvenirs, hélas !
Mon père avait toujours témoigné un grand respect et une grande loyauté envers le Roi Farouk. Il me racontait parfois quand j’ai grandi que le Roi Farouk le traitait avec beaucoup d’égard alors qu’il était juste un correspondant parce que mon père, contrairement à beaucoup de journalistes de l’époque, n’avait jamais dit du mal de lui. Aussi, un jour qu’il n’avait pas été invité par le « Diwane » ou le cabinet royal, à une des réceptions royales au palais de Ras-el-Tine, le Roi avait remarqué l’absence de mon père, il demanda au responsable : Où est Ibrahim el Gohary ? Quand le Roi avait appris que mon père n’avait pas été invité, s’était mis en colère et exigea qu’on le ramène de suite ! Ses propos ont été relatés par le responsable qui avait contacté mon père et lui demanda de se rendre immédiatement à la réception. En fait mon père avait subis les conséquences d’avoir fait honorablement son métier. Il s’agissait de la dénonciation d’une grande affaire de corruption appelé à l’époque « l’affaire Smouha » dans laquelle était trempé l’ancien directeur des douanes d’Alexandrie. Ce monsieur fut sorti d’affaire grâce à son cousin Ismaïl Sidki pacha ancien premier Ministre et l’affaire fut classée. Mais ce monsieur dans sa rancune s’en était pris à mon père et le fit évincer du conseil de l’administration de la Chambre de Commerce d’Alexandrie, dont il était l’un des fondateurs, car mon père avait commencé sa vie professionnelle comme marchand de bois. Allant plus loin ce monsieur voulant nuire à la carrière de journaliste de mon père usa de l’influence de son cousin Sidki pacha pour annuler l’accréditation de mon père au Palais Royal et ce fut chose faite jusqu’à ce que le Roi Farouk rétablisse la situation, une fois qu’il fut au courant des détails de l’histoire les invitations officielles arrivait désormais au nom d’Ibrahim Bey el Gohary sur ordre de sa Majesté. Mon père garda une sorte de gratitude pour le Roi Farouk pour sa bienveillance et lui voua une amitié sans faille et absolument gratuite au Roi Farouk, ce n’était pas un homme qui courrait derrière les titres. Je cite ici mon frère Hussein que Dieu l’ait en sa miséricorde, il avait travaillé comme employé de banque puis comme journaliste avec mon père après la fin de ses études au collège saint Marc. Hussein, la tête brûlée de la famille, m’avait raconté : « Quand, les officiers du conseil de la révolution ont pris le pouvoir, parmi les papiers trouvés dans le palais royal, il y avait une liste où figuraient les noms des journalistes qui recevait des sommes d’argent provenant des fonds secrets alloués par le Palais pour acheter la bienveillance des journalistes, pour ne pas médire du Roi. En effet, Papa a été le seul journaliste d’Alexandrie dont le nom ne figurait pas sur cette liste. Le nouveau pouvoir en place ayant pris connaissance de ce fait, ses représentants proposèrent à mon père la direction du bureau à Alexandrie, d’un nouveau journal appartenant au régime, le journal Elchaab ou Algoumhouriya; mais papa a décliné cette offre». Plus tard mon père m’expliqua quand je lui avais demandé pourquoi il n’avait pas accepté cette offre, il m’expliqua que son amitié et sa fidélité au Roi l’empêchaient de l’accepter, c’était un homme de principe. Ce fut là une grande leçon sur l’amitié et la loyauté qu’il m’avait donné. Oui, j’affirme sans subjectivité aucune, que mon père était un homme honnête, qu’il n’avait à aucun moment vendu sa plume, qu’il est mort pauvre et qu’il était fidèle en amitié. Il n’y a pas très longtemps je me suis remémoré certaines images de l’époque, des choses dont je me suis aperçus et que j’avais enfuis dans ma mémoire d’enfant. Le bureau de la rue El-Falaki, dans la pièce principale qui faisait l’angle de la rue avec le boulevard Saad Zaghloul, il y avait un grand balcon sur lequel était fixé un grand mat sur lequel flottait le drapeau du royaume d’Egypte. Or après le coup d’état et le changement de drapeau national survenu suite à la proclamation de la république, mon père fit enlever le mat pour ne pas avoir à arborer les couleurs de la république. Le mat et le drapeau du royaume furent conservés par lui dans un endroit caché du bureau en attendant un éventuel retour à la royauté. Je me rends compte aujourd’hui, qu’il avait longtemps espéré un éventuel retour du Roi, mais la volonté divine en avait décidé autrement.
Pour revenir à notre affaire, mon père recevait en sa qualité de journaliste un exemplaire gratuit de la parution du jour de chaque journal et revue, de chaque établissement de presse mais qu’il fallait aller les chercher tous les jours à chaque siège de journal qui se trouvaient tous au centre ville, c’était la tradition. Quelques temps après le départ de mon frère Azmi, c’est avec ce prénom qu’on préférait l’appeler dans la famille, mon père avait envoyé mon frère Saïd chercher les journaux du jour. Une demi-heure plus tard celui-ci était revenu affolé et rentra dans le bureau de mon père en brandissant le journal « Algoumhouriya » et « Almasa’e » avec en principale manchette « Le traître Mahmoud El Gohary ». Je ne me souviens pas de ce qu’il y avait d’autres comme littérature, mais je me souviens des photos de mon frère, seul, avec sa femme ou avec des amis. J’y étais, parce que mon père nous amenait avec lui au bureau pour nous confier des petites tâches ou nous laisser lire les journaux et les revues ou lires des bouquins. Mon père cacha le journal en question et nous donna le reste des journaux. « Algoumhouriya » et « Almasa’e » était les seuls journaux qui en avaient parlé. Drôle de coïncidence, le photographe qui avait pris ces clichés y travaillait, il était un ami intime de mon frère. Je ne citerai pas son nom, mais je pense qu’il a dû subir une pression monstre pour trahir son ami ou peut-être aurait-il reçu des menaces, mais ce qui est certain est qu’il a eu beaucoup de prérogatives en tant que photographe de presse accrédité auprès de la présidence de la république. Je pourrai comprendre ses raisons quelle qu’elles soient, peut-être, même sûrement qu’il n’avait pas le choix. Peu importe, mon père continuait à le recevoir et mon frère Azmi renoua avec lui à son retour en Egypte en 1972, la vie est ainsi faite.
Ce qui s’était vraiment passé, je ne l’ai appris que beaucoup plus tard, de la bouche de mon père, de mon frère Hussein, de Boudour la première femme de Azmi mais aussi de la bouche de mon frère Azmi lui-même quand je l’ai rencontré à Paris, à l’hôtel Georges V, quelques 17 ans plus tard au printemps 1971. Azmi déçu et ulcéré du mauvais traitement subi suite à son différent avec sa hiérarchie au service de renseignements égyptien, avait décidé de déserter l’Egypte ne voyant pas d’issue à son problème. Il s’était mis d’accord avec sa femme enceinte pour que celle-ci le rejoigne en Europe. Mon frère était parti à Athènes comme prévu puis il a faussé compagnie au groupe ainsi que son collègue qui avait aussi subi le même traitement et se sont rendu au Liban. Quand les services de renseignements ont réalisé ce qui s’était passé, ils ont envoyé leurs sbires aux trousses de mon frère et de son collègue. Le malheureux collègue a été vite capturé et ramené en Egypte, drogué et ligoté enfermé dans un cercueil comme c’était la procédure et plus personne n’a entendu parler de lui, même qu’il n’aurait jamais été jugé. Mon frère quant à lui a pu leur échapper en direction de l’Europe après s’être procuré un passeport libanais. Les premiers temps il ne restait pas plus de trois jours dan un pays, jusqu’à ce qu’il ait pu se procurer d’autres passeport et changer d’identité. Tous s’accordent à dire que mon frère n’avait pas trahi, même le colonel Nasser a reconnu dans un de ces discours radiodiffusés, et que j’avais entendu: « Je n’ai pas de preuves sur la trahison de Mahmoud El Gohary », mais mon frère fut jugé par contumace et condamné à mort.
Azmi me raconta qu’il avait pu obtenir une entrevue avec Nasser à New York quand celui-ci s’y était rendu pour assister à l’assemblée générale de l’ONU. Mais Nasser n’a pas voulu intervenir dans cette histoire et lui a simplement répondu par un adage égyptien « éloigne-toi du mal, et chante-lui une chanson » ce qui veut dire reste tranquille et laisse tomber. Effectivement Azmi n’avait pas trahi, la preuve est que tout le réseau d’espionnage pour le compte d’Israël avait pu être appréhendé et jugé.
Quant à Boudour, l’épouse de mon frère, que Dieu l’ait en sa miséricorde, son passeport lui avait été retiré, et fut obligé par ces mêmes services de demander le divorcer si elle ne voulait pas avoir d’histoire avec eux. Il faut savoir qu’elle était enceinte et qu’elle avait accouché en décembre 1956 d’une petite fille qu’elle appela Ramzia du surnom de ma mère. Malgré tout elle resta en contact avec notre famille ; elle ne s’était jamais remariée. Elle n’avait jamais cessé d’aimer mon frère, elle me l’avait dit un jour pendant un séjour dans notre famille. Elle est décédée, me semble-t-il en 1971. Elle fut une très belle femme d’une extrême gentillesse. Ramzia, ma nièce qui n’avait jamais connu son père, resta avec ses oncles maternels jusqu’au retour de mon frère en 1972, sous le mandat du feu Président Sadate, que Dieu ait son âme en paix et en miséricorde. C’était le président Sadate qui avait fait abandonner les charges contre mon frère par le biais Mamdouh Salem premier ministre de l’époque et Sayed Fahmi son ministre de l’intérieur, ils étaient tous les deux des amis de mon père et qui l’avaient aidé à plusieurs reprise pour atténuer le mal que faisaient les services du renseignement. Ce maudit régime sanguinaire avait empêché une fille de connaître son père, la petite Ramzia avait 18 ans lorsqu’elle a vue son père pour la première fois. De tous les officiers du coup d’état du 23 juillet 1952, le Président Sadate reste avec le Général Naguib qui avait exprimé ses regrets plus tard le seul officier humain et respectable de toute la clique qui se faisait appeler les officiers libres. Personnellement je garde ma reconnaissance au feu Président Sadate, pour son humanisme et son sens de la justice ; il est vrai que l’erreur avait été corrigée mais les conséquences néfastes restent présentes car le mal causé n’a jamais pu être effacé. En effet les liens familiaux entre mes frères s’en sont resentis et la famille se désintégra après le deces de mes parents en1973.
Quand cette affaire éclata, les autorités avaient retiré les licences des journaux appartenant à mon père lui interdisant tout travail journalistique, ceci voulait bien dire que mon père et les huit enfants qui dépendaient de lui, serait réduit à la misère, c’était pire qu’une sentence de mort. Voila ce dont étaient capable ces monstres humains qui dirigeaient le pays au nom du peuple. Je peux dire à qui veut l’entendre qu’étant enfant j’avais connu la faim du seul fait de ce régime usurpateur et totalitaire, certes nous n’étions pas les seuls mais les faits sont là. Mon père possédait une petite imprimerie pas très loin du bureau, situé dans une rue parallèle du boulevard Saad Zaghloul. Il a été obligé de licencier les ouvriers imprimeurs qui y travaillaient, il n’a gardé qu’un jeune apprenti qui s’appelait Gaber Attia. Celui-ci faisait office d’imprimeur et d’homme à tout faire. Il est resté avec mon père jusqu’à la disparition du journal fin des années soixante. Comme il était encore jeune, mon père a pu lui trouver un travail à l’imprimerie du journal des douanes d’Alexandrie. Bref, pas mal de bouches à nourrir se sont trouvées à la rue. Mon père a du se défaire de l’imprimerie et n’a gardé du matériel que le strict nécessaire, le reste fut vendu à des prix dérisoires, l’argent récolté a servi à payer leurs droits aux ouvriers et le peu qui était resté, mon père l’utilisa pour nourrir sa famille. Mon père n’avait pas d’autres employés au bureau à part mon frère Hussein qui collaborait aussi avec le Journal d’Egypte, quotidien de langue française, mais pas pour très longtemps pour des raisons qui lui sont propres mais aussi qu’il n’y avait rien à faire. Il a dû aussi licencier les deux jeunes plantons qu’il avait au bureau et qu’il ne pouvait plus garder, il leur avait trouvé un travail ailleurs.
Ces deux plantons avaient une histoire qui mérite d’être racontée et que je tiens essentiellement de mon frère Hussein. L’un était un jeune soudanais, se prénommant Sabri et l’autre un égyptien se prénommant Saïd. Les deux passait pas mal de temps avec mon frère Hussein qui s’occupait du bureau. Comme leur taches au bureau ne les occupaient pas à plein temps, mon père les avait inscrits à des cours de soir, afin qu’ils puissent faire des études et occuper leurs moments perdus ! Il chargeait, mon frère Hussein d’aller payer leurs frais d’inscriptions. Hussein préférait le jeune égyptien qui manquait d’entrain et qui avait été, me semble-t-il, à l’origine de l’initiation de mon frère aux drogues douces, notamment le « Hachich ». Le jeune soudanais était un garçon plutôt sérieux et qui lui était antipathique. Alors, Mon frère remettait l’argent de l’inscription à Saïd, l’Egyptien, que se dernier dépensait pour tout autre chose que de payer ses études. Et, pour enquiquiner Sabri, le Soudanais, Hussein allait lui-même payer les frais de son inscription à l’école du soir, et cela avait duré quelques années. Quand mon père avait du se séparer d’eux il avait réussi à placer les deux Saïd au bureau de la maison de presse D’Akhbar El Yom à Alexandrie, quant à Sabri je ne me rappelle pas où il avait atterri, mais mon père l’avait utilisé, plus tard et périodiquement, lorsqu’il était devenu étudiant en médecine, à l’université d’Alexandrie comme représentant publicitaire pour le journal. Saïd a fait sa carrière de planton à la fameuse maison de presse. Il y était toujours en1982 quand je l’ai revu pour régler avec lui une question de dégâts matériels causés par la mère de mes enfants à sa Vespa, qu’elle avait renversé avec sa voiture à l’arrêt. Je l’ai dédommagé pour un par-brise fêlé. Je ne l’avais pas reconnu de suite, mais dans la discussion il m’a dit qu’il travaillait dans les bureaux d’Akhbar El Yom. En le questionnant, j’ai vu de qui il s’agissait. Il pleurait misère ; je me suis présenté et je lui ai dit que j’étais le plus jeune fils d’Ibrahim El Gohary. Cela ne sembla pas l’émouvoir outre mesure et ne l’a pas empêche de vouloir me truander. J’ai trouvé en lui un personnage abject et détestable, je lui ai payé ce qu’il réclamait sans rechigner et je suis parti. A l’époque je gagnais bien ma vie, s’il s’était montré moins avide et plus agréable je lui aurais offert une somme plus importante, à la mémoire de mon père.
Par contre, le volet le plus émouvant, de cette histoire, me fut raconté par mon père quand j’étais en fac, il me dit : « J’étais assis dans mon fauteuil au bureau, soudain un grand Monsieur rentre au bureau. Je ne l’ai pas reconnu de suite, comme je ne vois pas très bien. Il s’est présenté : « - je suis Sabri, vous ne me reconnaissait pas monsieur Ibrahim». Je fus surpris et content de le revoir, je lui ai demandé ce qu’il devenait et il m’a dit qu’il avait fini ses études de médecine et qu’il travaillait maintenant à l’OMS. Il me dit : « c’est à vous que je dois tout ça, monsieur Ibrahim, je ne l’ai pas oublié, j’arrive de voyage et mon premier acte était de venir vous saluer ». Mon père était très ému quand il me raconta cela. Finalement Hussein sans le vouloir a rendu un énorme service au docteur Sabri.
Pour revenir à mon récit, cette année fut une année très dure, mon père n’avait plus d’argent pour nourrir sa famille, il vendait tout ce qu’il pouvait vendre pour garantir notre pain quotidien. Nous avions subi beaucoup de privations, nous ne mangions pas à notre faim, manger deux œufs au plat était un luxe que nous ne pouvions pas nous offrir tous les jours. Dieu merci, mon grand-père maternel, qui était à la retraite, nous aidait Mon frère Samir qui travaillait comme employé de banque nous payait avec son petit salaire, nos frais scolaires mon frère Saïd et moi, Hussein quant à lui mon père l’avait aidé à ouvrir un petit commerce de quartier à Moharram Bey, et nous avons survécu.
J’étais petit, aussi je ne comprenais pas tout ce qui se passait, mais je voyais, j’observais et je mémorisais, personne n’en parlait, il y avait comme une chape de plomb en ce qui concerne cette affaire. Avant qu’il ne quitte l’Egypte, j’avais avec Azmi une relation particulière, il était l’ainé de la fratrie et moi le plus jeune des garçons il me gâtait beaucoup, et était particulièrement gentil avec moi, en fait ce fut le cas de tout mes aînés, c’est normal, j’étais le benjamin. Azmi me réservait plutôt un traitement paternel, cela ne s’oublie pas. Tout ce que je savais est que mon frère me manquait, qu’il tardait à revenir ce n’est pas comme d’habitude. De temps en temps je surprenais des bribes de conversations ou j’entendais ma mère invoquer Dieu en pleurant de lui rendre son fils ; tout cela n’était pas bon pour le moral, je suis tombé malade. Je faiblissais à vu d’œil, j’arrivais à peine à marcher en traînant les pieds et si par hasard je tombais, je n’arrivais pas à me relever. Ma mère m’amena voir un médecin aux consultations de l’hôpital hellénique d’Alexandrie, qui n’a pas pu déceler le mal dont je souffrais. J’ai eu droit un traitement pour la sciatique et du calcium buvable en ampoule. J’ai précisé que le calcium était buvable parce que ma mère avait fait venir une infirmière pour me le faire injecter, celle-ci avait cru que c’était des injections. J’ai eu très mal et je marchais en boitant pendant au moins une semaine. C’est mon frère Samir qui s’était aperçu de l’erreur et j’ai pu boire le reste des ampoules. Rien à faire, l’usage de mes jambes ne s’améliorait pas, je ne pouvais plus jouer avec mes camarades à l’école, moi qui étais plein d’énergie et rapide à la course à pied. Nous avions des examens tous les trimestres à l’école et le jour de l’examen arrivé, notre professeur de gymnastique, nous faisait faire des pompes, nous étions alignés en rangs écartés et suivant le mouvement général, je m’étais allongé pour faire les pompes, mais quand il nous a demandés de nous relever, je n’ai pas pu. Aucun de mes camarades de classe n’avait osé m’aider à me relever, le professeur s’étant aperçu que j’étais toujours par terre s’était approché de moi pour me réprimander, il s’était aperçu que j’avais un problème. Il me demanda pourquoi je n’avais pas dit que j’étais malade, je lui ai dit que je ne voulais pas avoir une mauvaise note. Ce professeur était réputé pour sa sévérité, il me demanda de m’assoir à l’écart et continua à faire faire des exercices et des courses à toute la classe. Plus tard, quand j’ai ramené mon livret de notes à mon père pour qu’il le signe, il s’est aperçu que j’avais obtenu 9/10 en gymnastique, et il a sourit. Je me forçais à marcher et petit à petit j’ai remarché normalement mais je n’ai plus jamais été rapide en course à pieds comme avant.
Azmi me manquait, il manquait à tout le monde et la perspective de ne plus jamais le revoir me remplissait de tristesse qui envahissait mon être d’enfant et j’avais un sentiment comme si je l’avais perdu pour toujours. Les temps devenaient de plus en plus durs, et nous étions privés de tout. Le commerce de mon frère Hussein à fini par s’écrouler, et mon frère avait sombré dans l’alcool, la drogue et le chômage, pour ne plus jamais se relever. Mon père avait remué ciel et terre pour récupérer les licences des journaux, il avait tenu bon, faces aux problèmes que lui créaient les hommes des Moukhabarats, il avait aussi beaucoup d’amis et connaissance qui ont dû l’aider. Il avait fini par convaincre les Moukhabarats qu’il ne savait pas que son fils travaillait pour eux, et ignorait totalement où celui-ci pourrait se trouver. Mon père fut autorisé à reprendre son activité de journaliste, et les licences des journaux ont été renouvelées. La situation s’améliorait mais le mal était déjà fait, plus rien ne fut comme avant. Ce que je voudrais souligner, est le rôle néfaste des services de renseignements égyptiens dans cette affaire, cela dénote que ces gens se comportaient dans le pays comme des chiens enragés, et au lieu de défendre le pays contre ses ennemis ils s’acharnaient contre leurs frères. A mon avis, Azmi avait commis l’erreur de sa vie en acceptant de travailler avec ces gens, mais il ne pouvait pas savoir de quoi cela retournait. Cette histoire était restée incrusté dans ma mémoire, et cela m’a évité beaucoup plus tard de tomber dans le même piège que lui. Surtout que les personnes en face sur lesquelles on me demandait de travailler n’étaient pas nos ennemis.
Ma santé s’améliorait petit à petit et j’ai recouvert la possibilité de marcher. Il me faut dire qu’à l’époque je ne me rendais pas compte de la gravité de la situation et que mon intelligence d’enfant ne saisissait pas le lien entre les souffrances ressenties et le pouvoir en place en ce temps là, les déductions ne sont venu que beaucoup plus tard au fil du temps qui s’écoulait.
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